L’inversion de la transmission

   Si cette nouvelle phase de la peinture de G.Venturelli est faite de morceaux, de débris, de déchets d’une peinture déjà connue et exposée, bref, si elle est faite de fragments et de ce fait fractale (dans un sens qui ne serait pas celui des mathématiques dites fractales), c’est dirait-il, que son rapport au passé de la peinture et à son propre passé de peintre, est pour le moins fissuré.
   Mais avancer cela suppose qu’un bon rapport au passé ait subsisté, que la transmission d’un legs légitime ait été effective : c’est ce qu’on pouvait attendre traditionnellement des musées, et d’un maître vous introduisant au présent de la peinture (ce fut pour lui R.Eskénazi qui lui montra où en était l’expérience de la peinture). Car l’acte de peindre s’est toujours entretenu d’un rapport positif au Musée, ainsi qu’en témoignerait même un Cézanne, pourtant réputé travailler dans l’immédiateté du motif.
   Or cette peinture fractale suppose à la fois que la transmission a eu lieu et qu’en même temps, elle soit devenue plus que problématique. Tout se passerait comme si l’expérience acquise n’était plus du tout une valeur sûre. Soit qu’on la suppose tissée de fictions, de rationalisations, soit qu’elle devienne même un handicap pour la nouvelle donne de la techno-science : c’est d’ailleurs là la marque essentielle d’un changement d’époque, quand l’expérience acquise est un poids, et qu’il vaut mieux avancer comme ces nouveaux barbares que revendiquait W.Benjamin dans les années Trente : ceux qui partent radicalement de la table rase.
   Si donc le Musée reste bien comme le site naturel de l’art contemporain, c’est bien en tant qu’il accueille des débris, et que l’art contemporain y est déjà comme débris. Donc comme ce qui peut ou non assumer son état de fractures, de ratés dans la transmission. Il y a bien comme un choix au départ de chaque œuvre ; certains n’étant pas effondrés par l’effondrement de l’expérience et se plaisant, tranquillement, à citer le passé. Alors que travailler, avec des restes, c’est prendre à bras le corps l’exténuation de l’expérience.
   Or, à y regarder de près, le Musée n’assure que des valeurs les plus légitimes, il les inquiète. A la fois, il peut nous entretenir dans l’illusion d’un poste d’observation sur le passé qui resterait immuable, nous laissant au bord de l’abîme. Et à la fois, garder, à qui sait entendre, le souvenir de ces grands frissons causés par l’habilitation d’un art fraîchement (ré)inventé.
   Si Venturelli espère que chez lui le passé est toujours présent, et cela en lisant et en allant au Louvre, s’il pense travailler avec l’hier des autres et le sien propre, c’est aussi en espérant ne pas s’arrêter trop tôt, de peur du gouffre, ni trop se regarder faire.
   Attitude attribuée, on le sait par Kleist, à la peinture romantique de Friedrich, et particulièrement à un certain moine devant la mer déchaînée.
   Ainsi le fractal peut-il être le lieu d’un renversement : des restes préservés d’une transmission brisée, à la brisure nette d’un laisser-aller.
   C’est une exigence de construction qui surgit, et c’est elle qui fait évènement dans l’ordre de la dissociation. Il s’agit donc de faire tenir ensemble des pièces du fait de leur dissociation, mais chacun ayant sa vie propre. Ce jeu ne peut être réussi, entre crainte du n’importe quoi et respect académique des règles, voire d’une dernière règle, celle du respect tout simplement, que dans l’acceptation d’un garde fou et donc d’un rapport su au passé. Ce qui n’évite pas, malgré tout, un soupçon quant au respect ultime : n’y aurait-il pas là un dernier académisme ?
   Le peintre n’a donc rien d’héroïque, mais il est, comme celui qui exerce sa pensée, en proie au doute : heureux celui qui, à un détour, peut trouver une preuve dans la réalité externe ! Car la cohérence ne suffit pas : elle peut habiter le plus grand délire. On peut dire en effet que la peinture comme la pensée, sont des processus naturels et en cela illimitée. Dès lors, l’expérience de peindre que limitait autrefois étroitement la transmission des règles du peindre.
   Quand on pense ou quand on peint, il s’agit bien d’être le premier – ne serait-ce parce qu’on est seul, qu’il a fallu accepter la solitude pour peindre et penser Etre le premier tout en sachant être, inévitablement le (petit) dernier Et même plus : si l’affaire est réussie, être celui qui va engendrer les hommes du passé et leurs œuvres comme ils n’avaient jamais été vus. Donc, être le père du passé, c’est cela être contemporain.
   Ce dernier est comme Adam, car il n’y en a qu’un. Essentielle jalousie des peintres. Et des penseurs ? Singularité absolue.
   Mais attention être le premier seul, c’est facile, quand on a lâché ses parents. Facile et pourtant sans descendance, car trop erratique.
   Il faut donc être le premier et le dernier à la fois, afin de constituer une singularité absolue. Etre celui qui commence, qui institue, tel le Romain, et un homme quelconque, un vague héritier.
   Voilà le danger : ne pas rompre définitivement pour ne pas être satellisé dans son propre poncif. Or c’est cela qu’aiment les institutions de l’art : les artistes qui ont su s’isoler dans la fabrication de leur sceau.
   Donc, par respect entendons : s’interdire l’extrême solitude. Mais alors, comment être remarqué tout en étant discret ? Produire un travail remarquable sans être remarqué. Peindre, justement.

Jean-Louis Déotte
Collège International de Philosophie

 
 
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