L’aventure Venturelli


Il y a de l’énergie (la poussée), ou du moins la trace d’un geste sur le papier, quand le corps dessinant a enchaîné sur le corps dessiné. Une certaine articulation de la main et du regard : c’est cela le gestus, qui n’imite pas au sens classique de l’imitation.
Ce qui l’attire, ce sont quelques détails – la singularité d’un corps, comme chez l’anatomiste-policier Morelli. Plutôt donc une fascination pour l’hétérogène que pour l’homogène (la forme). Il ne s’agit donc pas, pour lui, d’un vouloir (artiste) : imiter par exemple, mais sans focaliser, donc sans intention (l’attention étant suspendue), de se laisser entraîner, d’être pris en charge par les lignes d’un corps.
C’est cette perception de balayage (de scanning) – très large – qui laisse advenir (à la périphérie) les détails incongrus, que la perception consciente ignorerait.
Pour pouvoir se laisser happer ainsi, encore faut-il avoir beaucoup dessiné – ou pour le critique d’art, avoir beaucoup vu. La naïveté est une conquête : rien qui ne serait là au début. Ainsi pour l’artiste comme pour le critique, faut-il avoir fréquenté beaucoup d’expositions et de musées (avoir passé, pour lui, une partie de sa jeunesse au Musée des Beaux-Arts de Caen).
Il y aurait donc comme un fil invisible, entre le trait suivi involontairement sur le corps, le geste et la trace sur le papier et la toile.
Cet ensemble accomplirait une quasi finalité – ce pourrait être celle de l’écriture ; à la limite un quasi texte (du graffiti comme chez Twombly) surgirait au milieu de la couleur. Mais pour lui ce serait trop de culture.
On peut seulement dire de lui qu’il y a une poussée vers… la culture (l’écriture). Vers… c’est une finalité. Or la finalité a été coupée. Elle est restée suspendue.
La réussite – mais c’est aussi le risque, toujours renouvelé et frôlé – consiste à se tenir au bord de l’effondrement que le dessin ou la toile s’y tiennent. Tiennent.
En effet : il faut sentir (et non voir) que, d’une part il y a suffisamment de poussée pour que cela s’accomplisse, et d’autre part que cette finalité est un suspens.
On comprend bien alors qu’il faut aller chercher quelque part – sur un corps – l’amorce de finalité, le début de la poussée, pour la conduire le plus loin possible. Sans l’accomplir. Et pourtant sans qu’elle s’effondre.
On peut dire que le point de départ, c’est toujours un évènement, mais que ce n’est plus, comme pour l’art classique, un haut-fait. Plutôt un détail qui perdure dans une mémoire quasi-organique, au repli du corps. Toujours une survenue, malgré tout.
Que l’art se trouve dans cette coupure de la finalité – et nous le savons depuis Kant. Et non dans la culture. Paradoxalement une telle peinture, si aventurée, apparaît lorsque le musée, totalisant l’histoire de l’art en produisant le grand œuvre, la culture, devient le site de l’art, le monde l’art.
C’est que depuis le mouvement de retrait – dans le cadre de la peinture de représentation – systématiquement amorcé depuis Manet (et pressenti dans la critique d’un Diderot) jusqu’à aujourd’hui, il s’agirait toujours de couper la finalité, et donc dans l’histoire de la peinture, de remonter plus amont, pour saisir la finalité à sa source. Afin de la couper avant qu’elle fasse œuvre. Mais si elle réussit, cette tentative appartiendra à l’histoire de l’art.
C’est en cela qu’il lui faut, non seulement partir de l’histoire de l’art, mais être à proximité des contemporains.
D’une certaine manière, il faut s’en tenir toujours aux derniers grands contemporains, non pas pour les citer mais pour y faire comparaître ce qui s’y réinvente toujours de finalité culturelle, qui patiemment se reconstitue, malgré toutes les tentatives de mise en question de cette culture. Le mouvement de l’art se faisant doit toujours être de recul. C’est un mouvement d’absence, qui reprend le labeur d’absence là où les contemporains l’ont laissé. Prolonger ce mouvement, c’est d’une certaine manière toujours régresser. Faire un petit recul en sachant que l’on recule toujours vers le sans-fond.
Pour cette raison les artistes creusent l’absence du monde, au risque pour chacun, dans tel ou tel travail, de connaître le naufrage de l’absence du monde en monde de l’absence (Blanchot). En cela consiste l’aventure Venturelli.

Jean-Louis Déotte
Collège International de Philosophie

 
 
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